« Faisons de la lutte contre les addictions une grande cause nationale »
C’est le souhait du Dr Alphonse Louma Eyougha, spécialiste en addictologie, face à ce désastre presque oublié dans notre pays. Dans chaque famille, la drogue, les produits d’éclaircissement de la peau font des ravages chaque année. Une situation qui devrait interpeller tout le monde, pour sauver ce qui peut l’être.
GABONCLIC.INFO : Cela fait 26 ans que votre ONG « Agir pour le Gabon » sensibilise la population à la consommation de produits psychotropes et stupéfiants. Quel bilan faites- vous de votre action ?
Alphonse Louma Eyougha : après plus d'un quart de siècle d'existence et de lutte acharnée contre la drogue, je vous dirais que le bilan de nos actions de terrain est globalement positif, pour plusieurs raisons, en voici quelques-unes :
1. Aucune association n'a fait mieux que nous dans notre domaine de prédilection, à savoir la sensibilisation et la prévention contre le tabagisme, l'alcoolisme, les drogues illicites et la toxicomanie sans substance. Pendant 26 ans, nous n'avons malheureusement obtenu aucune aide conséquente, ni de l'Etat, ni d'aucun organisme international. La presse m'a d’ailleurs parfois qualifié de Don Quichotte.
Dans le monde de la drogue, y règnent sans pitié́ la violence, le blanchiment de l'argent sale, la grande criminalité́ transfrontalière, le crime organisé, la corruption, les échecs scolaires, les violences en milieu scolaire, etc. La liste des ravages causés par la consommation des produits psychotropes et des stupéfiants est loin d'être exhaustive. Nous combattons à mains nues cette mafia qui brasse des milliards de dollars qui puent le sang et la sueur de nos compatriotes. Mais, nous aimons trop notre pays et, surtout, avons à cœur la mission de protéger notre jeunesse contre la mafia de la drogue, ce fléau planétaire.
2. L'action de notre ONG a impacté toute une génération de Gabonais. Contre vents et marées, nous tenons bien, malgré́ les embûches. L'industrie de production et de commercialisation des boissons alcooliques est la plus puissante des industries agro-alimentaires gabonaises. Et dans un pays des plus grands consommateurs d’alcool d'Afrique subsaharienne, nous avons été́ les premiers à tirer la sonnette d'alarme contre la dangerosité́ de la consommation excessive des boissons alcooliques, qui sont des drogues licites aux effets dévastatrices.
Les Gabonais boivent trop d'alcool, c'est connu. Avec une moyenne, selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé, NDLR), de 9,1 litres d'alcool pur par habitant de plus de 15 ans et par an. C'est le seul domaine où le pays arrive en tête en Afrique.
3. Le fondateur de l'ONG « Agir pour le Gabon », votre humble serviteur, vient de créer la première structure de prévention et de traitement des addictions du pays, Alia & Zéida Clinique, sise dans la commune d'Owendo, au quartier Awoungou-Transfo.
Depuis ce temps, le nombre de consommateurs de stupéfiants a-t-il baissé ?
Je serais prétentieux de dire qu'en 26 ans, la consommation de stupéfiants et des psychotropes a diminué́ par le seul fait de notre action. Ce qui est sûr, c'est que nous avons fait notre part, dans un environnement très difficile où l'Etat n'est jamais venu à notre secours, ni des populations frappées de plein fouet par ces fléaux de drogues licites et illicites. Sans une réelle volonté́ politique, le combat contre la drogue ne saurait prospérer.
C'est ici le lieu de féliciter nos forces de sécurité́, notamment l'Office central de lutte anti- drogue (OCLAD), qui font un travail remarquable dans la traque des dealers. En témoignent les saisies importantes de drogues opérées chaque année par elles.
Nous ne disposons pas de moyens matériels et financiers pour évaluer si, en 26 ans, la consommation de tabac, d'alcool, de cannabis ou d'autres produits psychotropes a diminué́ et à quelle proportion, et dans quelles tranches d'âge et de sexe. Nous aurions voulu posséder des moyens pour faire ces enquêtés sociologiques. Au reste, à l'impossible, nul n'est tenu.
Les jeunes sont-ils les seuls et les plus exposés aux psychotropes ?
Toutes les couches de la population gabonaise sont frappées par la consommation des drogues licites et illicites. Cependant, les jeunes sont la cible privilégiée des industries du tabac, d'alcool, des trafiquants de drogues illicites et des contrebandiers de tout acabit. Les jeunes, à cause de leur naïveté́, de leur curiosité́, de leur volonté́ de toujours vouloir braver l'interdit, vont facilement affronter les dangers de la consommation des produits toxiques. Il faut remarquer que la publicité́ en faveur des cigarettes et des boissons alcooliques cible beaucoup les jeunes en général, et les filles en particulier.
Les jeunes, qui vont commencer à se droguer à l'adolescence, vont mourir prématurément à l'âge adulte de cirrhose, de cancers, de maladies cardiovasculaires, de diabète, etc. Beaucoup de jeunes adultes souffrent d'impuissance sexuelle et de stérilité́ à cause de leurs addictions. Combien de ces jeunes s'adonnent à des pratiques sexuelles á risques finissent par contracter des infections sexuellement transmissibles dont le VIH ?
La palette de ces produits a, semble-t-il, augmenté ces derniers temps ?
Nous avons les drogues traditionnellement les plus consommées au Gabon. L'alcool tient le haut du pavé́. C'est lui qui détruit le plus les Gabonais, surtout notre jeunesse. Il y a, ensuite, le cannabis, puis le tabac, qui montent en flèche dans la consommation des jeunes. Les médicaments détournés de leurs usages thérapeutiques comme le tramadol et certaines benzodiazépines. Nous rencontrons beaucoup de médicaments vendus par terre dans nos marchés, issus de la contrebande et qui sont très toxiques. Certains de ces produits dépigmentent la peau en la blanchissant. Ce sont des crèmes contenant des corticoïdes, du mercure et de l’hydroquinone. Ces produits sont hautement cancérigènes, addictogènes et provoquent des cancers de la peau ainsi que plusieurs autres pathologies graves. Pour se droguer aujourd'hui, avec internet, les mêmes produits sont utilisés aux quatre coins du monde en un temps record.
Est-ce cela qui vous a convaincu de la nécessité d’ouvrir une structure sanitaire ?
La clinique de prévention et de traitement des addictions Alia & Zéida est au service des Gabonais qui souffrent de leur consommation de produits psychotropes comme l'alcool, le cannabis, le tramadol, le tabac, la cocaïne, etc. Nous soignons aussi ceux ou celles qui ne peuvent plus se passer de certains jeux de hasard, de la masturbation, du kwanza ou dépigmentation de la peau. Dans notre pays, nous emmenions nos personnes addicts chez les charlatans ou dans les églises pour se débarrasser de leurs addictions.
Avec Alia et Zéida clinique, nous apportons une approche scientifique de la prise en charge des addictions. J'ai obtenu un Diplôme universitaire (DU) d'addictologie pratique en France, à l'Université́ Paris Sud. J'ai suivi des stages dans les services d'addictologie à l'hôpital Paul Brousse de Villejuif et dans l'ELSA (Equipe de liaison du service d'addictologie) de l'hôpital de La Pitié Salpêtrière de Paris. Je collabore avec la clinique d'addictologie et le centre de Réhabilitation Saint Francis d'Accra au Ghana.
Nous avons une équipe pluridisciplinaire de personnels de la santé pour la prise en charge des patients, composée de médecins généralistes, psychiatre, addictologue, psychologues cliniciens, professeurs de yoga et de sport, d'infirmières d’Etat… le tout dans un cadre agréable et sécurisé́.
En temps de Covid-19, malgré la fermeture des bars et des boîtes de nuit, Sobraga livre les boissons alcoolisées et les bars clandestins se sont multipliés dans le pays. Que dites- vous à cela ?
Les fabricants et les vendeurs de boissons alcooliques sont des commerçants. Ils exercent leur métier dans la légalité́. La plupart de ces commerçants ont les billets de banque à la place du cœur. N'allez donc pas leur demander la bienveillance ou de se préoccuper de la santé des Gabonais. C'est plutôt à l'Etat gabonais qu'incombe la mission régalienne de s'occuper de la santé de ses citoyens et de les protéger.
La toxicomanie (alcoolisme, tabagisme, drogue) est une comorbidité́ qui fragilise l'immunité́ du toxicomane et en fait une personne à risque par rapport au Covid-19 et au sida.
Travaillez-vous avec les services de l’Etat pour endiguer les phénomènes d’alcoolisme par exemple ?
Nous collaborerions volontiers avec le ministère de la Santé dans le cadre d'un partenariat si l'Etat peut reconnaître l'utilité́ publique de notre clinique. Nous pensons que, comme les autres'malades gabonais, les alcooliques, les toxicomanes ont droit aux soins de santé́ de qualité́. Or, notre système de santé actuel a tendance à oublier cette catégorie de malades, les livrant du coup aux charlatans et aux vendeurs d'illusions. Beaucoup d'entre eux meurent à petit feu, sous nos regards indifférents. La plupart des malades mentaux, qui déambulent en tenue d'Adam et Eve dans nos rues, sont issus du monde de la drogue. Alors, on fait comment ? Doit-on les laisser mourir ?
Ceux d'entre eux qui ont des parents fortunés vont les envoyer se soigner dans les structures d'addictologie à l'étranger. Et les autres ?
Eclairez-nous à propos de la plante sacrée, l’iboga, déclarée patrimoine national. Est-ce un médicament ou une drogue ?
Tabernanthe iboga est une plante aux multiples vertus extraordinaires, qui peuvent apporter la santé, mais peuvent aussi tuer. Il existe une polémique autour de cette plante et l'utilisation de ses différentes parties : racines, écorces, feuilles. De l'iboga, on peut extraire douze alcaloïdes dont la célèbre ibogaïne, aux propriétés anti-addictives. Nous aimerions un jour l'utiliser dans notre clinique, mais ce n'est pas encore le cas. C'est quand même une plante qui fait partie de notre patrimoine national. Mais l'utilisation de ce médicament en République gabonaise doit se faire dans le cadre de la loi, sinon, on devient un charlatan, au risque de mettre en danger la santé des populations.
On dit de l'iboga que c'est une plante hallucinogène. Et les personnes souffrant de pathologies cardiovasculaires ne doivent pas la consommer. L'iboga est beaucoup consommé au Gabon dans l'initiation au Bwiti. C’est une plante initiatique, drogue hallucinogène, alcaloïde anti- addictive ouvrant des perspectives intéressantes dans les traitements des addictions aux opiacées. D’ailleurs, les recherches se poursuivent pour percer les mystères de cette plante de chez nous. On ne peut pas en parler sans rendre hommage à notre Maître, le Professeur Jean- Noël Gassita, qui nous avait dispensé un cours de pharmacognosie sur Tabernanthe iboga à la faculté́ mixte de médecine et de pharmacie de l'université́ Cheikh Anta Diop de Dakar. Ce n'est pas parce que c'est une plante de chez nous qu'elle est dénuée de toute toxicité́, qu'on peut la consommer n'importe comment.
Dans le monde, plusieurs hôpitaux utilisent l'ibogaïne pour soigner avec succès les addictions.
Votre mot de la fin !
Faisons de la lutte contre les addictions une grande cause nationale. Tout le monde doit se sentir concerné par cette cause, par ces fléaux de l'alcoolisme, du tabagisme et de la consommation des produits psychotropes de toutes sortes. Si nous voulons vivre en paix et en sécurité́ dans nos villes et villages, l'Etat doit donner plus de moyens financiers et matériels à tous ceux qui luttent quotidiennement contre la drogue.
Brandy MAMBOUNDOU
Nombre de Commentaires (0)
Faites un commentaire !