Gabon : La justice est-elle rendue au nom du Peuple ou des puissants ?
Dire que « la justice est rendue au nom du Peuple gabonais », tel que le proclame la Constitution, est la pire naïveté. Avec les procès qui se sont ouverts depuis deux semaines à la Cour criminelle spéciale, les Gabonais mesurent l’étendue de l’usage ironique de cette disposition. Les vrais criminels continuent de dormir du sommeil du juste.
Comme une sentinelle en faction, la justice de notre pays ne cache plus que son rôle est de veiller sur une catégorie de citoyens, sans trop se soucier de préserver un semblant d’équité, sinon d’impartialité. Procès téléguidés, procédures arbitraires, magistrats nargués par des justiciables refusant de comparaître, silences désinvoltes de mis en cause, etc., la vie judiciaire n’est pas loin de donner raison à Bernard Werber : « La justice est une illusion ». Aux quatre coins du globe, sans doute ; sous nos tristes tropiques, assurément.
Ces procès ne trompent personne
Les deux dernières semaines du mois de juillet au Tribunal de Libreville ont tenu en haleine le peuple gabonais, au nom duquel – selon la Loi fondamentale – la justice est censée être rendue. La Cour criminelle spécialisée juge des proches collaborateurs de l’ancien directeur de cabinet d’Ali Bongo, accusés de détournement d’argent public. Christian Patrichi Tanasa, ex-administrateur de Gabon Oil Company (GOC) et Ike Ngouoni, l’ancien porte-parole de la présidence de la République, répondaient de leurs crimes financiers supposés et cela continue aujourd’hui avec l’ex-ADG de la CNAMGS, Renaud Akoué Allogho. Au final, tous les deux premiers ont été condamnés avec, à la clé, de lourdes amendes. Est-on pour autant sûr que la loi ait réellement parlé ?
Ces procès ne trompent personne : s’il sent le roussi pour les inculpés, une odeur persistante de soufre émane de plus loin, dans les sphères olympiennes où tout se décide. Est-il exagéré, ou malvenu, de dire que ces procès – comme ceux à venir dans le cadre de l’opération « Scorpion » - sont ceux d’Ali Bongo ? Car, les thuriféraires du régime ont beau jeu de répéter que nos institutions sont solides, le déballage que l’on est en train de vivre confirmerait plutôt l’inverse. Non seulement le pouvoir exécutif s’effrite de plus en plus, mais il entraîne dans sa chute une autorité judiciaire qui a, depuis longtemps, perdu sa superbe…et son indépendance. En attendant un sursaut, qui sait ?
Une longue parenthèse d’abord. Même si la banalisation à son endroit est devenue courante, la criminalité économique et financière – sous les espèces du détournement de fonds, de concussion, d’achats de conscience, de trafic d’influence et autres vilenies de même tonneau – est le symptôme pathologique d’une République malade. Il faut se mettre dans la peau décomplexée d’un amateur de ces pratiques pour ne pas se rendre compte des dommages incommensurables provoqués, individuellement et collectivement, aux Gabonais.
Assumer l’excellence de sa fonction
Ces procès sont donc une comparution indirecte d’Ali Bongo. Pourquoi ? Parce qu’il ne pouvait pas ne pas savoir. Soit il aurait bien instruit – « les instructions venaient de la présidence » -, soit il aurait laissé faire en connaissance de cause, soit il se serait laissé abuser parce qu’il n’avait plus la main. Dans tous les cas, autant de milliards d’argent public en vadrouille dans les poches de ses proches n’auraient jamais dû échapper à sa vigilance. Du coup, dépassant même l’hypothèse de la vacance de pouvoir, la monumentalité de l’affaire met plus que jamais à nu la vulnérabilité actuelle de la fonction présidentielle, la fragilité de son titulaire, la faillite irréversible d’un clan, le naufrage d’un homme qui n’a jamais su ni pu, ne sait ni ne peut, ne saura ni ne pourra jamais assumer l’excellence de sa fonction de président de la République.
Tout jugement d’un collaborateur jugeant d’abord son chef, ces procès mettent indubitablement en cause le chef de l’État. Depuis 2009, pourquoi la locomotive des Émergents ne choisit-elle toujours – de Maixent Accrombessi à Noël Mboumba – que des collaborateurs véreux et cupides ? Peut-on à ce point n’attirer à soi que des mains fourchues ? Malgré les « Mamba », les « Scorpion », les Gabonais découvrent chaque jour, effarés, le goût prononcé de leur président pour des profils corrompus. Un président qui, lui-même, viole les normes administratives, en se hissant par exemple au Conseil d’administration de l’Agence nationale des grands travaux d’infrastructures (Angti), dans l’unique dessein de servir de paratonnerre aux dérapages programmés de ses protégés. Qui peut admettre la récurrence de tels écarts à ce niveau ?
Les César triomphent toujours
Doit-on rester de marbre – quand le rôle est d’appliquer la loi et dire le droit – en entendant citer le nom de l’épouse d’Ali Bongo, indûment bénéficiaire présumée de milliards d’argent public ? Comment rester insensible en apprenant que les journalistes étrangers sont cadeautés pendant que la presse locale – même si certains passent à la caisse – tire le diable par la queue ? Et pourquoi l’actuel porte-parole du même Ali Bongo n’est-il pas inquiété de se livrer au trafic d’influence en « arrosant » la presse nationale et internationale pour caresser son chef dans le sens du poil et insulter copieusement les opposants au régime ? Plus que les révélations faites par les accusés, la session en cours de la Cour criminelle spéciale est révélatrice de ce qu’a toujours été la justice gabonaise : celle des puissants.
À l’exemple de la mascarade démocratique qui se joue tous les sept ans – avec ses gages d’hosties gratuitement immolées – le théâtre judiciaire gabonais n’est qu’une scène où les César triomphent toujours. Dans la gestion des affaires publiques, qui recommande la vertu cardinale de la justice, Ali Bongo, ses hommes, ses femmes, son clan, ses obligés peuvent compter sur la seule « vertu » qu’ils ont imposé à l’autorité judiciaire : l’arbitraire. C’est-à-dire la séduction du mensonge, la violence martiale, la face corruptrice de l’argent, la subversion de la loi. Depuis treize ans, aucune valeur républicaine ne s’est ajoutée au bréviaire de notre pays.
À coup sûr, demain, Brice Laccruche Alihanga et Renaud Allogo passeront à la barre, pour répondre des lourdes charges qui pèsent sur leur passage à la présidence de la République et à la Cnamgs (Caisse nationale d’assurance maladie et de garantie sociale, NDLR). Ils seront entendus d’une oreille distraite par des juges qui les ont déjà condamnés, et qui ignoreront royalement leurs dépositions. À défaut d’être le droit du plus faible, la justice est devenue l’instrument tyrannique d’un pouvoir auquel il ne reste plus que la force comme mode d’action.
Virginie Lamiral
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