L’Universitaire gabonais et le refus du réel

Par Brandy MAMBOUNDOU / 23 jan 2023 / 0 commentaire(s)

 

Le 16 juin 2014, dans son numéro 31, « L’AUBE » publiait en page 8 la tribune libre de l’universitaire Fortuné Nkonene-Benha. Plus de sept ans plus tard, le sujet abordé est plus que jamais d’actualité. C’est pourquoi, nous republions in extenso cette réflexion qui interpelle, non seulement l’élite du Gabon mais aussi la conscience collective. Lecture !

Cela est triste à admettre, mais la société gabonaise, déjà percluse de maux accablants, semble également malade de ses intellectuels, ceux-là mêmes qui sont censés réfléchir aux problèmes qu’elle rencontre, pour y relever les symptômes et préconiser potions et thériaques, en guise de remèdes. Entre ceux qui ont fait le choix de servir leur pays en aliénant leur libre parole au pouvoir, ceux qui se retranchent derrière une coupable indifférence, on trouve les universitaires qui, en toute conscience ou mûs par un mauvais génie, trahissent une cause que leur bonne foi prétendait défendre. A cette dernière catégorie pourrait se ranger Noël Bertrand Boundzanga, enseignant-chercheur à l’UOB, écrivain de talent, et récent auteur d’un libre propos dans L’Union du mercredi 04 juin 2014, intitulé « UOB : Le naufrage des insurgés », dans lequel il tente de faire la lumière sur « l’imbroglio universitaire » qui tient l’Université Omar Bongo en cage depuis quelque temps.

Placée sous les auspices d’une objectivité autoproclamée que la suite du propos éconduit rapidement, l’analyse de l’auteur est portée par une pensée en mouvement qui, malheureusement, manque partiellement sa cible. Non pas par méconnaissance des enjeux véritables de la crise à l’UOB, mais plutôt du fait de son obstination à refuser d’affronter la vérité des faits, en préférant tourner le dos à ceux-ci. Aussi, dès le départ, la lecture de Noël Boundzanga s’expose-t-elle à ce péril, puisqu’elle procède d’un romantisme des Lumières – tendance Rousseau – mâtiné d’un anti-humanisme nostalgique de mai 1968, qui reconduit la division de la société en classes antagonistes travaillées par des intérêts incompatibles, alors qu’en principe et dans leur intérêt commun, enseignants, étudiants, et administration appartiennent à une même « famille ». A le lire, l’étudiant étant bon par nature, les enseignants et administratifs l’ayant corrompu, on ne peut lui refuser de s’insurger pour recouvrer ses droits, quitte à faire la révolution…pour une cause qui demeure obscure.

Faire abusivement de l’étudiant gabonais un improbable « sans-culottes »

Seulement, à trop vouloir plaider la cause des étudiants – qu’il idéalise en les identifiant sans doute, et à tort, à celui qu’il fut – l’auteur se montre quelque peu complaisant, aussi bien envers ces derniers qu’avec la rigueur objective par lui défendue. Ainsi, les assimiler à Che Guevara, Mandela ou Malcolm X, quelque réserve qu’il mette, parce qu’ils « disent NON », ou affirmer qu’ils « mettront au péril leurs vies pour ce à quoi ils croient », « parce qu’ils ont une conscience aiguë de leur avenir », c’est faire abusivement de l’étudiant gabonais un improbable « sans-culottes », et surestimer l’altitude de sa conscience intellectuelle ou civique. Celui-ci sait, en effet, dire non, il est aisé de le vérifier aussi bien dans l’histoire événementielle de l’Université, que dans le processus d’acquisition du langage chez l’enfant. Nonobstant, son esprit frondeur ne se manifeste avec force que pour réclamer la bourse et l’ouverture du restaurant universitaire,

causes d’une noblesse discutable, légitimes au demeurant. Nous savons, par expérience, que l’étudiant gabonais n’a jamais « cassé » pour exiger une bibliothèque digne ; qu’il n’a jamais hurlé pour dénoncer certaines dérives arbitraires de quelques enseignants ; qu’il n’a jamais poussé des cris d’indignation quand il lui est demandé de faire cours dans des espaces intolérables ; qu’il ne s’est jamais levé pour dénoncer, dans un esprit responsable (et non pas seulement par le recours à l’affrontement physique) la présence des forces de sécurité sur le campus ; qu’il n’a jamais conspué le délitement de la société dans laquelle il vit, etc. A la mort de Nelson Mandela, justement, où étaient-ils, ces étudiants ? Qu’ont-ils dit, écrit, témoigné, puisque selon Noël Boundzanga, le combattant sud-africain leur sert de tutelle idéologique ou de modèle de résistance ? On ne les a pas beaucoup entendus en cette occasion d’hommages planétaires. En vérité, sauf à céder à un aveuglant militantisme compassionnel, l’étudiant de l’UOB, dans la majorité, n’est pas celui auquel le subtil critique d’Albert Schweitzer tente de dresser ce portrait par trop flatteur.

La « main invisible d’un politique, d’une ethnie, de quelques cartouchards » devient une hypothèse irrecevable.

Et cette privauté que s’autorise l’auteur avec la réalité le conduit fatalement à titiller la contradiction avec soi-même. Partant, s’il reconnaît d’entrée que la pétaudière de l’UOB mêle « politique, ethnie et enjeux universitaires », voilà plus loin que le soupçon de la « main invisible d’un politique, d’une ethnie, de quelques cartouchards » devient une hypothèse irrecevable, parce qu’elle refuserait de reconnaître l’existence d’un problème et « abaisse l’intelligence à son degré zéro ». Pourtant, s’il se décidait à considérer autant les causes – politique, ethnisme, vandalisme, etc. – que les conséquences, en l’occurrence les mouvements étudiants, Noël Boundzanga se rendrait compte que le « problème » est intimement lié à ces facteurs qui sont loin d’être mineurs. Et il verrait, opportunément, que c’est l’importation, au sein de l’Académie, de pratiques, conduites et valeurs étrangères à la société universitaire, en l’occurrence la politique, l’ethnisme et le vandalisme entre autres, qui engendre les soubresauts fréquents de l’université gabonaise.

Dans cette optique, on pourrait égrener quelques exemples. Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le caractère prématuré de l’adoption du LMD dans le système gabonais. Celui-ci, tel qu’il est pratiqué, est en train d’affaiblir le niveau des étudiants. Rien n’est fait cependant pour endiguer cette catastrophe nationale, pour la simple raison que personne ne veut se heurter aux autorités et perdre son bout de pain. Par ailleurs, les problèmes de bourses sont liés aux retards de transmission des résultats à l’Agence nationale des bourses, retards causés par des grèves incessantes, elles-mêmes provoquées par les cycliques bras de fer du gouvernement avec le Snec. Malgré l’apparence, ce cercle n’est pas vicieux, car le vice ici profite bien à quelqu’un.

Ce profit qui devient valeur cardinale dans le monde de l’éducation – au mépris de l’éthique professionnelle, du mérite de l’apprenant, de l’idéal de l’effort – prend, par ailleurs, le visage d’une pierre philosophale qui autorise, entretient et excuse la décadence de la noble institution, sous la forme de copinages divers, de clientélisme à tous les échelons, de favoritisme empreint

d’immoralisme, de diffamation entre collègues ou par étudiants interposés qui se vilipendent eux-mêmes, de tricheries multiformes, et autres servitudes qui dégradent et désacralisent cet espace où seul l’intellect et ses alliés la courtoisie, la vérité, la dignité, l’honneur et le respect sont supposés avoir droit de cité.

L’Université ne saurait tolérer en son sein des normes exogènes menaçant son intégrité.

Certes l’Université ne saurait vivre en dehors de la cité. Toutefois, il faut rappeler que c’est une micro-société complexe, qui doit refléter la société en en gommant les scories, en en transmuant les impuretés et en enseignant à refréner la tyrannie du pathos (colère, violence, impulsivité, haine…), souveraine en d’autres lieux, où elle est si prompte à s’assouvir. Inscrite dans la société, mais fonctionnant par ses lois propres, l’Université ne saurait tolérer en son sein des normes exogènes menaçant son intégrité. C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la violence des étudiants, violence que Noël Boundzanga n’est pas loin d’excuser, en arguant d’une prétendue discipline policière qui serait imposée par les forces de l’ordre. Il y a là un maillon de l’argumentaire qui nous échappe. Doit-on laisser une poignée d’étudiants vandaliser l’Université sans réagir, sous prétexte d’une « discipline policière » malvenue ? En outre, on ne rappellera jamais assez que des modes d’être comme l’ethnisme gangrènent dangereusement la société gabonaise, et qu’ils n’ont pas leur place dans un lieu où l’aspiration à l’universalité recommande la plus élémentaire tolérance. Malheureusement, on observe surtout la naissance de clans entre collègues et entre étudiants, et sur cette base frileuse prospèrent des « guerillas » à peine larvées, entre partisans et adeptes de gourous en mal de notoriété, se faisant un nom sur la manipulation réciproque avec les étudiants, leurs otages. On pourrait multiplier à l’infini de tels exemples, afin de démontrer que l’explosion de la violence au sein de la première université du Gabon n’est que le résultat d’un ensemble de problèmes qui n’ont rien à voir avec l’Université stricto sensu.

Chemin faisant, nous ferons observer que la crise de l’UOB est une faillite collective, elle ne concerne pas seulement les étudiants ; aucun acteur (gouvernement, enseignants, rectorat, décanat, étudiants, parents) ne saurait se défausser, tirer à lui la couverture de l’exemplarité ni jeter à autrui la pierre de l’infamie. Responsables, ils le sont tous, bien qu’à des proportions inégales. En même temps, il ne sert à rien de céder au pessimisme, en se désolant que le dialogue est impossible ou que « la plaie [est] sans doute inguérissable ». Avec notre mentalité politisée, accoutumée à la providence incarnée par un homme ou des institutions pour résoudre les problèmes sociaux, nous n’avons pas encore mesuré que les problèmes de l’Université ne pourront jamais être résolus que par l’Université elle-même, avec les ressources de l’Université. Les ingérences répétées qu’elle subit continueront de l’atteindre tant qu’elle consentira à fonctionner comme les autres institutions « profanes » de la république, où l’utilitarisme immédiat dicte sa loi. La grève, la violence et la négociation stérile sont appelées à perdurer si les protagonistes de la vie universitaire n’assument pas pleinement leurs rôles respectifs : au gouvernement d’apporter la ressource financière et administrative, aux autorités rectorales et décanales de définir le cadre d’organisation scientifique et réglementaire, aux enseignants d’apporter des savoirs à transmettre dans l’intérêt des apprenants et dans le respect de la déontologie ; aux étudiants le devoir de courtoisie et le droit de savoir.

Si, avec le partage des responsabilités respectives, chacun s’activait à honorer d’abord la science, et rien que la science, l’Etat gabonais ferait pour longtemps l’économie de bien des grèves. Ainsi, le jour où la soif de connaître, le besoin de faire profiter ses connaissances, l’envie de les faire progresser, en un mot l’idéal scientifique, se retrouveront au cœur des préoccupations de tous ces acteurs de l’Université Omar Bongo, un grand pas vers son autonomie sera accompli. De même, lorsque la personnalité, l’aura ou l’autorité intellectuelles auront plus de valeur aux yeux des Gabonais que le lustre trompeur des individus, quand le clerc gabonais préférera être adulé par ses pairs que par la société, il ne sera plus question ni de naufrage, ni d’insurgés, excepté les insurgés de la pensée et le naufrage de la bêtise. Pour le moment, l’institution est minée par d’interminables querelles de personnes, des Narcisses viscéralement attachés non pas à la compétition intellectuelle, mais plutôt aux questions de coucheries, de gros sous et de savoir – c’est lamentable à dire – qui possède la plus belle voiture.

Fortuné Nkonene-Benha (Université Omar Bongo -Département de Lettres modernes)

Article du 23 janvier 2023 - 11:12am
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