Médias/Interview exclusive d’Arnaud Froger, responsable Afrique de RSF.
« Le Gabon a fortement souffert des suspensions arbitraires et abusives contre des médias »
C’est l’avis de l’homme des médias, qui a répondu à nos questions au lendemain de la publication du classement annuel de la liberté de la presse 2021 dans le monde par Reporters sans frontières (RSF). L’Organisation non gouvernementale « salue » les progrès réalisés par le ministère de la Communication et pointe du doigt l’action novice de la Haute autorité de la communication (HAC). Comme quoi, même si le Gabon est toujours dans une zone rouge, synonyme d’un régime prédateur de la liberté de la presse, notre pays est capable de progresser. Lecture !
Propos recueillis par Vichanie MAMBOUNDOU
Gabonclic.info : Votre organisation a rendu public le classement mondial de la liberté de la presse 2021. Pourquoi l’avoir intitulé « le journalisme est un vaccin contre la désinformation, bloqué dans plus de 130 pays » ?
Arnaud Froger : lorsque l’on regarde la carte publiée conjointement avec le classement, on s’aperçoit que plus de 130 pays apparaissent en orange, en rouge ou en noir. Cela signifie que dans 73 % des 180 pays que nous évaluons, le journalisme est bloqué ou entravé, partiellement, voire intégralement. De plus, le pré-carré des pays dans lesquels l’environnement est très favorable à la liberté de la presse ne cesse de se réduire. Ils ne sont plus que 12 à apparaître en blanc sur la carte. Ce nombre n’a jamais été aussi faible depuis près de 10 ans. Or, le journalisme constitue le seul vaccin efficace pour lutter contre la désinformation galopante. C’est en laissant travailler librement les journalistes professionnels et en soutenant l’information indépendante que l’on parviendra à lutter contre les ravages de la désinformation.
Par rapport à l’année dernière, le Gabon passe de la 121e à la 117e place, gagnant ainsi 4 places. A quel niveau avez-vous vu des améliorations en faveur de la liberté de la presse dans ce pays ?
Ces dernières années, le Gabon a fortement souffert des suspensions arbitraires et abusives prises contre des médias. Dans leur très grande majorité, ces sanctions n’étaient ni fondées, ni motivées par des dérives ou d’éventuels manquements. Elles ont pu contribuer à servir certains intérêts, mais aussi et surtout à asphyxier un peu plus les médias indépendants. Cependant, elles ont été moins nombreuses vers la fin de 2020, mais le problème de fond demeure. Il est nécessaire de rebâtir un système de régulation plus indépendant et plus juste, tout en renforçant la responsabilité des médias et journalistes gabonais à travers des mécanismes d’auto-régulation, afin que le Gabon passe enfin un cap et devienne un pays phare en matière de liberté d’informer en Afrique subsaharienne. D’autres signaux positifs nous ont été remontés du terrain, comme la répartition plus équitable de l’aide à la presse et un dialogue plus ouvert entre professionnels du secteur et autorités. C’est encourageant, après plusieurs années consécutives de baisse au classement.
Malgré ces bons points, le Gabon est toujours scotché dans la zone rouge, synonyme de régime prédateur de la liberté de la presse. Ceci ne serait-il pas dû à l’action néfaste de la Haute autorité de la communication contre les médias libres ?
Je crois qu’il y a eu une prise de conscience au niveau des autorités, que le système de régulation tel qu’il est pratiqué ne sert finalement les intérêts de personne. Beaucoup de progrès ont été réalisés au Gabon en matière de liberté de la presse ces dernières années. Un organe de régulation, qui agit en faisant du zèle et en prenant des sanctions à répétition, y compris lorsqu’il est critiqué pour sa propre politique, a quelque chose d’anachronique et brise la bonne dynamique dans laquelle le pays s’était inscrit précédemment.
Si RSF qualifie la HAC de bourreau des médias libres, l’opinion publique parle de Talon d’Achille du régime d’Ali Bongo. Concrètement, puisque le mal est connu, ne faudrait-il pas supprimer ou reconcevoir cette HAC sous sa forme actuelle ?
Le constat est assez unanime. Reste à définir des solutions, des propositions et des recommandations qui puissent permettre au Gabon de reprendre sa marche en avant en matière de la liberté d’informer. C’est un travail que nous sommes actuellement en train de mener, en lien avec notre réseau local et les organisations représentatives du secteur. Il est important que cette ambition soit aussi partagée par les autorités. Nous espérons pouvoir leur présenter des recommandations concrètes dans les prochains mois, dès que la situation sanitaire le permettra.
Au Gabon, la peur de perdre « son bout de pain » est dans tous les esprits. Conséquence : les annonceurs évitent les titres, stations et chaînes critiques. Toute société étant toujours appelée à aller vers le meilleur, avez-vous une solution pour changer cette humiliante et indigne tendance ?
Travailler sur l’amélioration de l’environnement dans lequel évoluent les journalistes ne se limite effectivement pas à la liberté, à l’indépendance et à un bon équilibre entre droits et devoirs. La question de la soutenabilité des médias est absolument centrale. Le Forum Information et Démocratie, un organe qui a vu le jour à la suite d’une initiative lancée par RSF, va prochainement rendre ses conclusions sur ce sujet. Il s’agit d’un groupe de travail qui va effectuer des recommandations très concrètes pour améliorer le financement de la presse. Il a vocation à agir, pour le journalisme, comme un centre d’expertise sur un modèle qui ressemble à celui du GIEC pour le climat. RSF est conscient de ces enjeux. L’une des clés est aussi de redonner de la visibilité et, donc, des revenus à celles et ceux qui produisent de l’information de qualité. Journalism Trust Initiative (JTI) lancé par RSF répond à cette ambition. Il s’agit d’un processus de labélisation des médias qui présentent certaines garanties. Nous espérons que le déploiement progressif de cette solution offrira de nouvelles perspectives aux médias de confiance.
La Norvège, la Finlande et la Suède sont les trois premiers pays de votre classement. Existerait-il une corrélation entre le niveau d’éducation global d’un peuple et la culture démocratique et de la liberté de presse dans cette société ?
Il est difficile de dire si c’est le niveau d’éducation qui joue, mais il y a de fait une culture de l’indépendance des médias et de la défense des libertés publiques qui est très forte dans les pays nordiques. De manière générale, l’éducation aux médias, la possibilité de distinguer dès le plus jeune âge ce qui relève de l’information par rapport à la communication ou à la propagande est indispensable. Nous serons en grand danger si le rapport des sociétés à la vérité factuelle, à l’information produite de manière professionnelle par des journalistes, continue à s’affaiblir.
Chaque jour, vous publiez des communiqués : « Reporters sans frontières dénonce la suspension de deux médias centrafricains » ; « Reporters sans frontières demande la libération de Paul Chouta après deux ans de détention abusive » ; « Amadou Vamoulké en danger après plusieurs cas de Covid-19 dans sa cellule », ... Arnaud Froger, l’Afrique « noire » est-elle vraiment « mal partie » ?
Si vous regardez le découpage effectué par RSF en six grandes zones, l’Afrique se classe 3e, devant l’Asie ou le Moyen-Orient, où la situation est encore pire. En matière de liberté d’informer, les problèmes auxquels sont confrontées les autorités et les médias africains ne sont que très rarement propres à l’Afrique. Mais le continent n’est pas épargné pour autant. Il faut poursuivre le travail qui consiste à améliorer l’environnement existant, rendre anachronique et honteux le fait d’arrêter et de détenir arbitrairement des journalistes ou de suspendre des médias parce qu’ils se sont montrés critiques, et essayer d’avoir des champions africains de la liberté d’informer.
Finalement, selon vous, quelles sont les causes de cette intolérance à la différence ?
C’est un peu contre-intuitif pour un être humain de soutenir celles et ceux qui vous critiquent et qui ne servent pas vos intérêts personnels. Mais c’est extrêmement utile à la société et au débat public.
Au-delà des communiqués et autres condamnations de ces régimes prédateurs de la liberté de la presse, que peuvent attendre les femmes et hommes des médias de RSF pour améliorer leur environnement ?
RSF situe son action à différents niveaux : informer, dénoncer, communiquer, plaider, recommander, assister… Notre objectif est à la fois d’alerter, de mobiliser et de trouver des solutions pour promouvoir un journalisme de qualité et de confiance.
Pour ceux qui ne vous connaissent pas, vous êtes le responsable Afrique de RSF, quel est votre parcours ?
J’ai été formé dans une école de journalisme à Paris et j’ai rapidement commencé à travailler comme reporter et présentateur dans plusieurs pays africains (Maroc, Madagascar, Côte d’Ivoire, Burkina Faso…). Pour l’anecdote, j’ai voulu, à un moment, poursuivre mon travail de correspondant au Cameroun. J’avais effectué une demande de visa de travail de journaliste dans les règles, avec tous les papiers. Cela fait 8 ans… Je pense que mon dossier a dû prendre la poussière. Après plusieurs années de journalisme dans ces différents pays, j’ai rejoint RSF où j’occupe le poste de responsable Afrique depuis trois ans.
Au terme de cet entretien, en vous adressant au public, aux médias et aux dépositaires de l’autorité de l’Etat en Afrique, que leur diriez-vous pour les inciter à bâtir un environnement propice à la liberté sur ce continent ?
Cette ambition n’est pas celle de RSF seulement, c’est l’affaire de toutes et tous. A l’heure du chaos informationnel, cette jungle où se mêlent la communication, la propagande, la publicité, les théories du complot, la désinformation, le journalisme est un repère, un rempart, un vaccin. Le sauver et le promouvoir est plus que jamais indispensable. Les Etats, en Afrique comme ailleurs dans le monde, gardent un rôle central pour concrétiser ce dessein. Mettre fin aux peines privatives de liberté pour les délits de presse sur l’ensemble du continent, se doter de véritables médias de service public, qui ne soient plus de simples relais de la communication gouvernementale, et œuvrer de concert à soutenir les médias indépendants face aux géants du numérique, aux menaces politiques, économiques ou religieuses, constituent autant de voies à emprunter pour que les médias puissent librement travailler, et les citoyens et citoyennes êtes bien informés.
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