Peut-on parler d’amitié entre la France et l’Afrique ?

Par Brandy MAMBOUNDOU / 04 sep 2023 / 0 commentaire(s)

 

Par Emmanuel Ntoutoume Ndong* 

« Il ne peut y avoir d’amitié qu’entre égaux », disait Aristote. Cette sentence n’a jamais été aussi vraie que sous l’angle de la relation que la France entretient avec les pays d’Afrique noire francophone. Les officiels français ne manquent pas une occasion pour clamer l’amitié séculaire qui lie la France au continent noir. Emmanuel Macron va encore plus loin, car pour lui, « ce devrait être une histoire d’amour ».

Du côté africain, ceux qui sont à la tête des États par la seule volonté de la France et qui lui doivent de s’y maintenir ad vitam aeternam, n’ont d’autre choix que d’accréditer ce mensonge et de rester « conformes », selon le mot de Mongo Beti.

Il n’y a pas d’amitié, ni d’amour, il n’y a que les preuves de l’amitié et de l’amour. De nombreux faits rapportés par l’histoire et plusieurs événements de l’actualité politique africaine récente contredisent cette présentation idyllique des choses. Si l’on admet que l’amitié, comme l’amour, procèdent du consentement mutuel, de la libre acceptation de l’autre considéré comme égal, il faudra trouver un autre mot pour qualifier la relation entre la France et les pays d’Afrique francophone.

La France a joué un rôle déterminant dans tous les événements funestes qui ont marqué la rencontre entre l’Europe et l’Afrique noire, de la traite négrière, à la colonisation et à la néo-colonisation actuelle, en passant par le dépeçage de 1884. Le survol de cette histoire montre qu’à aucun de ses grands moments, cette relation n’a été, ni librement consentie, ni égalitaire. A la place des preuves d’amitié ou d’amour, les Africains n’ont eu droit qu’à la violence, à la contrainte, à la soumission, à la prédation de leurs ressources. Ce qui confirme, a posteriori, la déclaration attribuée au général de Gaulle, selon laquelle « la France n’a pas d’amis, mais des intérêts ».   

La France a été l’une des principales instigatrices de la traite négrière. En effet, c’est en 1718, sous Louis XIV, que Colbert décréta le fameux Code noir dont l’objet était de légaliser la marchandisation des Noirs et de légitimer la négation subséquente de leur humanité. La France a été si active dans le commerce triangulaire qu’il subsiste de nombreux vestiges de cette activité dans certaines de ses grandes villes portuaires de la façade atlantique. Or, la traite négrière est l’une des causes de la régression économique et politique de l’Afrique noire. La traite négrière n’a pas seulement affaibli l’Afrique en la vidant de ses populations, elle a aussi freiné les processus d’intégration sociologique qui, partout ailleurs, ont permis l’émergence des Etats-Nations.

La France est l’une des grandes bénéficiaires du découpage de l’Afrique, qui a débouché sur les micro-États actuels. Lors de la Conférence de Berlin, ouverte le 15 novembre 1884, et présidée par le Chancelier allemand Bismarck, quatorze nations européennes, dont la France, se sont arrogé le droit de se partager l’Afrique, de la découper en menues entités sans âme, de disposer de ses ressources naturelles et culturelles, sans que l’avis des Africains ait été requis, aucun Noir n’ayant pris part à ce conclave inter-européen.

C’est donc, tout naturellement, que la France se trouve dans le peloton de tête des puissances colonisatrices de l’Afrique. Mais la colonisation n’a été, ni un long fleuve tranquille, ni une œuvre civilisatrice désintéressée, ni une histoire d’amitié, ni d’amour librement consenti. La colonisation a été une entreprise de destruction massive, de guerres, de massacres, de soumission et de prédation des ressources.

La France n’a jamais voulu décoloniser. C’est par dépit qu’elle s’y est résolu, contrainte par le contexte particulier de la fin de la 2e guerre mondiale, par l’évolution des peuples et la marche générale du monde. Contrairement à l’Angleterre, qui a su donner de véritables indépendances à ses anciennes colonies, la France n’a octroyé que des indépendances sous contrôle et dénuées de toute souveraineté. Les accords de coopération politique, diplomatique, militaire, économique et monétaire signés au début des indépendances ne sont que la sophistication des propositions déjà formulées par le général de Gaulle, dans ses discours de Brazzaville de 1944 et de 1958.

Plusieurs exemples attestent de ce refus. A part l’Algérie qui a pu conquérir son indépendance au terme d’une guerre de libération nationale, qui a duré plusieurs années et fait des milliers de morts, et le président Hamed Sekou Touré qui a eu l’outrecuidance de prendre le général de Gaulle au mot en déclarant immédiatement l’indépendance de la Guinée en 1958. Les quatorze autres anciennes colonies ont signé, les yeux fermés, des accords de coopération militaire, diplomatique, économique et monétaire, qui ne sont que la remise au goût du jour des propositions énoncées par le général de Gaulle. D’abord dans son discours de Brazzaville du 30 janvier 1944, où il évoqua, pour la première fois, la possibilité « d’associer les Africains chez eux à la gestion de leurs propres affaires ». Ensuite, dans celui du 24 août 1958, toujours de Brazzaville, où il lança l’idée d’une « Communauté » entre la métropole et les territoires d’Afrique noire, dans laquelle « chacun aura le gouvernement libre et entier de ses affaires intérieures, à l’exclusion de tout ce qui relève de l’économie, de la monnaie, de la diplomatie et de la défense ».

Tous les leaders africains qui ont choisi de s’écarter de cette voie royale ont été férocement combattus, à l’exemple de l’ancien président guinéen, victime de plusieurs tentatives de déstabilisation. Les indépendantistes camerounais de l’Union des peuples du Cameroun (UPC) ont eu moins de chance, puisqu’ils ont été pourchassés, combattus et exterminés. La France a fait la guerre à l’Indochine, perpétré des massacres à Madagascar, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali, en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), sur des peuples dont le seul tort était de vouloir disposer d’eux- mêmes.

Trois aspects des relations franco-africaines attestent du caractère fictif des indépendances octroyées au début des années 60 : les intrusions récurrentes de la France dans la dévolution du pouvoir d’Etat dans les pays d’Afrique francophone ; le caractère ad hoc des rapports que l’Etat français entretient avec les États « indépendants » d’Afrique francophone ; et le maintien du franc CFA.

S’agissant du premier aspect, plus personne en Afrique et dans le monde n’ignore le rôle de la France dans le choix de ceux qui dirigent nos États. Plusieurs événements récents, au Gabon, comme dans certains autres pays africains francophones, montrent qu’il faut avoir l’imprimatur de la France pour devenir chef d’Etat, et que les leaders qui ont pu s’imposer à la tête de leurs pays sans cette bénédiction ont été combattus, déstabilisés, destitués et, parfois, malheureusement, assassines. 

Le deuxième aspect traduisant cette mainmise se lit à travers l’étrangeté des rapports que l’Etat français entretient avec les Etats d’Afrique noire francophone. Ces relations ne s’inscrivent pas dans le cadre normal des rapports d’Etat à État, ni régies par des procédures officielles. Elles sont animées à travers une nébuleuse interlope dénommée la françafrique, qui opère en marge des circuits et des procédures officiels, et qui orchestre le pillage de l’Afrique. La preuve de cette singularité est que les relations diplomatiques entre la France et les pays africains ont relevé, pendant longtemps, non pas du ministère des Affaires Étrangères, mais de celui de la Coopération, sous la supervision directe de l’Elysée.

Le troisième aspect est constitué par la survivance du franc CFA, créé en 1945, à la fin de la 2e Guerre mondiale. Tous les experts sont désormais unanimes pour reconnaître que le franc CFA est le principal obstacle au décollage économique et à l’industrialisation de l’Afrique francophone. Or, il n’y a ni indépendance, ni souveraineté, sans la maîtrise de l’outil monétaire.

Il est cependant juste, à ce niveau du propos, de distinguer entre la France comme entité géographique et regroupement humain, et l’Etat français et son bras séculier : la francafrique, entre les valeurs universalistes véhiculées par la France des lumières, celle de Montesquieu et de Rousseau, et les pratiques des élites françaises observées en Afrique.

La francafrique dépasse les clivages partisans et transcende les alternances politiques. Elle a un versant politique longtemps incarné par la personnalité de Jacques Foccart, en charge des Affaires africaines auprès du général de Gaulle. C’est lui qui sélectionnait les dirigeants africains, non pas sur des critères de compétence, de popularité, ni de patriotisme, mais sur leur capacité de reptilisation et de soumission. C’est Jean Yves Ledrian qui joue ce rôle aujourd’hui dans le gouvernement d’Emmanuel Macron.

Le versant économique de la françafrique est incarné par le capitalisme d’Etat français dont les représentants les plus emblématiques sont : Total, Bouygues et Bollore, et par la survivance du franc CFA. On sait le rôle néfaste joué par ELF, devenu Total, dans l’exploitation du pétrole africain. Un procès retentissant s’est tenu à Paris à la fin des années 80, à l’issue duquel cette société a été condamnée pour corruption des dirigeants africains. L’ancien PDG, qui a écopé de la prison ferme, sans doute pour exprimer son dépit, a décrit par le menu le système de corruption généralisée mis en place depuis le général de Gaulle, à la fois pour arroser les élites des deux côtés, et pour contrôler les chefs des États producteurs de pétrole. On sait que ELF, devenu Total, a commandité et financé des coups d’Etats et des assassinats d’opposants politiques en Afrique, pour maintenir ou placer des personnes à la dévotion des intérêts français. 

Aujourd’hui, Bouygues et Bollore se taillent la part du lion des marchés publics en Afrique francophone, souvent en violation des codes des marchés publics en vigueur en France et dans ces pays. Il y a quelques mois, un scandale a éclaté au Sénégal, suite à la démission du ministre des Mines en désaccord avec le président Macky Sall, qui a préféré offrir le marché de l’exploitation du gaz sénégalais à Total, arrivé pourtant troisième lors des appels d’offres, alors que les deux premières entreprises présentaient des propositions plus avantageuses pour le Sénégal.

En Côte d’Ivoire, le chantier du métro d’Abidjan avait été chiffré, du temps du président Laurent Gbagbo à 200 milliards de francs CFA, par l’expertise ivoirienne. A la suite d’arrangements ad hoc ultérieurs entre Bouygues et le président Alassane Ouattara, ce chiffre est monté, on ne sait par quelle alchimie, à 1000 milliards de francs CFA.

Le 26 février dernier, Vincent Bolloré a été condamné par la justice française pour corruption dans l’affaire du port de Lomé. Quand on sait que cet homme d’affaires breton, ami personnel de Sarkozy, contrôle la presque totalité des ports africains, il n’est pas difficile d’imaginer l’ampleur des scandales à venir. 

Au terme de ce survol, il apparaît clairement que la relation entre la France et l’Afrique n’est pas, et peut ne pas être, une relation d’amitié, encore moins d’amour. Les Africains n’ont pas demandé qu’on les réduise à l’esclavage, ni qu’on les colonise. C’est par la ruse et par la force que la France s’est imposée à l’Afrique. Depuis le début des années 60, elle se maintient en Afrique contre la volonté des peuples africains. Si l’on peut parler d’amitié ici, il ne peut s’agir que de celle qui existe entre les élites dirigeantes françaises et leurs homologues africaines.

Les élites politiques et économiques françaises tardent à s’ajuster. Elles n’ont pas encore opéré la révolution épistémologique permettant une « normalisation » des rapports de leur pays avec l’Afrique. C’est à ce niveau que se situe l’incompréhension qui s’est installée entre la posture paternaliste française forgée par des siècles de traite négrière, de colonisation et de néo-colonisation, et les nouvelles générations africaines. Formées dans les universités occidentales et déterminées à prendre leur destin en mains, ces dernières ne sont pas disposées à accepter aujourd’hui ce que leurs grands-parents et parents ont accepté hier, soit par ignorance, soit par faiblesse. 

Si la France devait persister dans cette posture anachronique que rien ne peut justifier au 21e siècle, le sentiment anti-français dénoncé par Emmanuel Macron ne pourrait que s’amplifier, au risque de se transformer en haine.

*Inspecteur des Finances

Article du 4 septembre 2023 - 10:38pm
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